Parfois, le cinéma peut prendre des voies qui l’approchent des autres arts, au point de s’y substituer. À la trentième édition de L’Étrange Festival, deux moyens-métrages de Bertrand Mandico (un diptyque sous le nom « Dragon Dilatation ») et Swimming Home, de Justin Anderson, arpentent le terrain du cross-over, dans leur principe de base ou leur déroulement. Le ballet, le théâtre et la poésie s’animent à l’écran, pour des plaisirs divers…
Le Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, habituellement consacré à l’opéra, avait proposé en 2023, au Stadium de Vitrolles, le programme Ballets russes, avec les trois œuvres commandées par Stravinski au chorégraphe Serge Diaghilev : L’Oiseau de feu, Le Sacre du Printemps et Petrouchka. Plutôt que dansée, la musique a été mise en images par trois cinéastes, respectivement Rebecca Zlotowski, Evangelia Kranioti et Bertrand Mandico, en illustration de la partition interprétée en direct par l’Orchestre de Paris, sous la direction de Klaus Mäkelä. Pour la projection du moyen-métrage en festival, la version enregistrée par les mêmes musiciens (chez Decca Classics) – il serait temps de les mentionner au générique du film – fait désormais foi. La première chose qui frappe, c’est que les images ne suivent pas, la plupart du temps, le découpage de la partition en miniatures. Bertrand Mandico a préféré une histoire plus linéaire, dans un univers cohérent, mais les rythmes saccadés et les aplats de couleurs instrumentales de Stravinski – dont il faut saluer l’interprétation par l’Orchestre de Paris et le chef, dans une complexité qui se nourrit par l’évidence de la fluidité – auraient pu déjà permettre certains changements d’ambiance.
Le ballet originel conte l’histoire de trois poupées (Petrouchka, un Maure et une ballerine) exploitées sur un marché de carnaval par un grand mage, qui leur donne vie comme par magie. Petrouchka s’est épris de la ballerine, mais celle-ci en pince plutôt pour le Maure. Petrouchka termine poignardé par le Maure, pour ne redevenir qu’une poupée de chiffon, prête à hanter les visions du Maure. Mandico transpose le conte dans le milieu du mannequinat, à tendance dystopique. Un personnage tire les ficelles – la directrice d’agence (Nathalie Richard) – et fait subir des défilés underground à trois de ses modèles, avant de les envoyer se prostituer dans des chambres glauques. L’exercice de style, dépourvu de dialogues parlés, fonctionne grâce au cap constant que le réalisateur se fixe. Petrouchka, envieux de ses deux collègues complices, prend des pilules pour oublier… et meurt d’overdose. La facilité scénaristique déçoit, même si la capacité qu’a Mandico à questionner les images prend tout son sens ici. Le matériau de base (la danse) se convertit en images où le mouvement est destiné à plaire, car Mandico demeure un faiseur d’images, pour lesquelles l’absence de dialogues parlés – les dialogues sont à l’écrit – et la contrainte de la musique continue favorise le sain enchaînement des séquences.
Pour La Déviante Comédie, c’est tout le contraire. Son imagination a eu le champ libre pour livrer son making of d’un spectacle répété (mais jamais représenté en raison de la Covid) au théâtre Nanterre-Amandiers durant la saison 2020-2021. Après son diptyque Autour de Conann à L’Étrange Festival 2023, Mandico fait peu ou prou la même chose, dans les mêmes décors, en (carrément) moins bien. Pas de fil narratif dans cet interminable tunnel de faux documentaire, revenant sur des moments-clés de la pièce mise en scène par Octavia Foss (Christophe Bier), chaque personnage mettant son grain de sel dans des phrases ineptes consacrées à la caméra. Le réalisateur a ici la syndrome du disque rayé. Si le traitement des problématiques sur le spectacle vivant descend largement en gamme par rapport au cru 2023, la forme du théâtre filmé (qui se regarde en outre filmer) montre les limites du projet, sans compter la désinvolture d’une écriture prétendument improvisée, qui tombe systématiquement à l’eau. De ce fait, il n’existe qu’une seule issue : l’impossibilité de défendre cet insupportable segment. On garde l’espoir que Bertrand Mandico sache à l’avenir se renouveler pour éviter de réitérer les paresseux ratages comme celui-ci.
Dans le long-métrage Swimming Home, présenté en Compétition officielle, la narration visuelle repose sur la poésie écrite par l’un de ses personnages principaux, Joe. Le couple qu’il constitue avec Isabel est empli de doutes, et alors qu’ils passent des vacances en Grèce avec leur fille Nina et une amie universitaire, ils découvrent une certaine Kitti dans leur piscine, et qu’ils invitent à partager leurs congés. Kitti se rapproche d’abord de Nina pour s’immiscer dans ses désirs adolescents, puis s’intéresse de manière insistante à l’écriture de Joe et sur les raisons qui l’ont conduit à ne plus produire depuis un certain temps. Vient ensuite sa relation de confidente auprès d’Isabel, confrontée à ses souhaits d’indépendance. En bon élément perturbateur, Kitti fait remonter le passé de Joe et les tensions de la famille. À travers ses simples constats, questions et observations, se cristallise une défiance les mettant dos à dos.
Cette technique de l’accumulation correspond bien à celle de la forme poétique, qui crée des images et un instantané rhétoriques à partir d’affects. Le réalisateur Justin Anderson vient de la pub, donc de l’émergence instinctive de cadres éloquents et efficaces, au bagout chic assumé. Le procédé s’articule autour de visages et de corps choisis, coupant volontairement ceux des autres qui ne seraient pas dans la focale du moment. Il s’autorise en outre des déambulations oniriques : sur des rochers en plein soleil où rôtissent des hommes nus ou en devenir (comme dans le récent The Summer with Carmen), dans une pinède, dans un studio de danse… De ce fait, l’environnement, éclairé dans l’irréalité d’un amour de vacances, s’occupe lui aussi de mettre sa pierre à un édifice narratif pétri d’incertitudes. La seule chose qui soit certaine, c’est la beauté plastique de ce qui est montré, l’irrépressible tension érotique véhiculée par Kitti (Ariane Labed, maléfiquement solaire), la contagion de cette liberté qu’elle insuffle. Le film se lit comme un ensemble de temps forts imprimés sur la pellicule, reliés par le verbe de troublants dialogues qui refusent d’aller jusqu’au bout de leur pensée. L’unique vérité des protagonistes, dans cet univers mouvant et organique, est celle qui se veut visible, car Kitti, dans son omniscience, paraît avoir lu depuis longtemps dans les pensées malades de ses interlocuteurs. En l’absence d’ironie, en piété à l’absolu esthétique, Justin Anderson se rapproche davantage de Tom Ford que de Yórgos Lánthimos, et l’exercice de style, affranchi de ses maîtres, trouve continûment une voie singulière pour captiver, au fil de la plume cinématique.
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