Au Stadium de Vitrolles, Klaus Mäkelä dirige l’Orchestre de Paris dans les trois grandes œuvres de Stravinski. Pour les accompagner, pas de chorégraphies, maisdu cinéma.
Imprésario, fondateur des Ballets russes, qui devaient révolutionner l’histoire du spectacle au début du XXe siècle, Serge de Diaghilev ordonnait à ses collaborateurs: «Étonnez-moi!» À charge, pour ceux qui aspiraient à travailler dans ses productions, de faire assez rêver l’imprésario pour qu’il lui faille voir le projet en scène. Une fois qu’il était convaincu, rien ne pouvait l’arrêter, surtout pas les questions d’argent. L’art d’abord. Avec ce principe, il recrute Stravinski, ébloui par son Feu d’artifice. Le compositeur livre entre 1910 et 1913 trois partitions géniales: L’Oiseau de feu, Petrouchka et Le Sacre du printemps. Fokine chorégraphie le premier, créature splendide qui veille à la victoire du jeune tsar sur le maléfique Kochtcheï. Les décors et les costumes sont confiés à Léon Bakst et Golovine. Fokine fait danser Petrouchka, le pantin triste qui représente l’âme russe. Nijinski tient le rôle-titre. Bakst a dessiné tous les personnages de la foire où se déroule l’action.
Pour Le Sacre du printemps, en 1913, Nijinski passe à la chorégraphie et Nicolas Roerich plante le décor des scènes de la Russie primitive. À son tour, Pierre Audi, directeur du Festival d’Aix, met ses pas dans ceux de Diaghilev: «J’ai demandé à Klaus Mäkelä de diriger l’Orchestre de Paris dans les trois ballets de Stravinski. C’est très exigeant pour un orchestre de les jouer dans une même soirée. Au lieu de donner les chorégraphies originales, ou d’autres écrites sur ces musiques, j’ai demandé à des réalisateurs de répondre à ces ballets. Tous ont des univers théâtraux. Et produiront leurs films dans une salle de concert, pas dans un cinéma», dit-il.
Rebecca Zlotowski s’empare de L’Oiseau de feu, dont la berceuse hante son long-métrage Planetarium (2016), récit d’une rencontre entre un producteur et deux sœurs médiums qui cherchent à capturer un fantôme. «J’ai du mal à ne pas y lire un commentaire du conte commandé par Diaghilev à Stravinski: le jardin enchanté de Kochtcheï, le lieu abstrait du cinéma ; l’oiseau de feu, ce fantôme que le producteur a l’idée de capturer ; les princesses à la beauté stupéfiante, les sœurs Barlow ; Ivan Tsarévitch, Korben lui-même», écrit poétiquement la réalisatrice qui a traqué L’Oiseau de feu, «fantôme intime qu’on cherche à apprivoiser, son ciel nocturne étoilé des dix-neuf mouvements musicaux, ses constellations de cinéma».
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Déferlement de la musique
Bertrand Mandico, réalisateur de Conann (2023), veille sur Petrouchka et transpose le pantin en mannequin, comme l’a fait le chorégraphe Johan Inger pour les Ballets de Monte-Carlo en 2019: Le triangle amoureux aura la même dynamique que dans le livret de Benois et Stravinski. En revanche j’opère une inversion des genres», note-t-il. «Le Magicien deviendra une couturière démiurge contraignant ses mannequins à défiler dans des vêtements impossibles, sur les ruines d’un monde en plein chaos», poursuit-il, précisant qu’il travaillera avec des acteurs issus, entre autres, de la performance et du cabaret. Evangelia Kranioti, artiste et réalisatrice, signe le film qui accompagne Le Sacre du printemps. Elle se laisse inspirer par une traversée du pôle Nord qui s’éternisa pendant quarante-cinq jours, entre Norvège et Japon, à bord d’un pétrolier.
C’était en 2013. Elle avait pensé en faire un film intitulé Le Sacre du printemps. En recevant la commande du Festival d’Aix, elle a tenté de repartir sur les lieux pour tourner le film. La guerre, hélas, en interdit l’accès. «Je me suis mise alors à imaginer une histoire où les êtres pourraient transiter entre les mondes, en défiant les barrières physiques par la seule force de leur pensée. Un film entre documentaire et fiction, où il serait question de réalité virtuelle, de climat, de rites, de mutation de violence, mais aussi de transcendance», précise-t-elle.
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Klaus Mäkelä et son Orchestre de Paris joueront les premiers plans dans ces sagas, qui n’attendent que le déferlement de la musique. Rien de plus naturel pour le jeune chef finlandais, qui vient justement de graver chez Decca, à l’issue d’une tournée au Japon avec la phalange capitale, Le Sacre du printemps et L’Oiseau de feu. Deux œuvres dans lesquelles il voit une certaine «truculence cinématographique». Et qui constituent le premier volet d’un diptyque discographique, complété en 2024 par Petrouchka (lequel sera couplé avec Jeux et Prélude à l’après-midi d’un faune, de Debussy).
Une dimension poétique et esthétisante
«Ces deux œuvres sont tout à la fois une conclusion et un nouveau départ, écrit le directeur musical de 27 ans, en préambule de ce cycle. L’Oiseau de feu est une sorte d’aboutissement de l’expression orchestrale postromantique, avec un langage harmonique et une orchestration poussés au-delà de l’imagination, et une écriture riche de détails et de précisions.» Le Sacre du printemps, de son côté, «ouvre aussi un monde totalement nouveau par les couleurs et les sonorités qu’il tire de l’orchestre. (Il) a fait entrer la musique dans l’ère moderne. Plus d’un siècle après sa création, en 1913, l’œuvre conserve sa capacité à éblouir, à provoquer et à bouleverser. Elle nécessite un effectif orchestral impressionnant tout en exigeant une discipline et un contrôle absolus de la part des musiciens et du chef d’orchestre.»
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C’est cette lecture toute en lisibilité et en contrôle, misant davantage sur l’élégance du trait d’orchestre que sa sauvagerie, qui domine dans l’enregistrement juste paru chez Decca. À l’opposé des visions radicales d’un François-Xavier Roth ou d’un Esa-Pekka Salonen. Mais assumant une dimension poétique et esthétisante, qui fait la part belle à l’école française des vents. Dimension poétique qui devrait trouver, dans le travail des cinéastes choisis et le cadre si particulier du Stadium de Vitrolles, un écho singulier.